De l'espéranto aux BRICS
Les BRICS sont la meilleure expression de la réaction mondiale à la tentative de soumettre l'humanité à l'hégémonie mondiale des rituels tribaux américains.
Par João Carlos Graça sur Strategic Culture Foundation
Dans une certaine mesure, les aspects monétaires de la situation dans laquelle se trouvent les BRICS peuvent être considérés comme l'analogue économique des problèmes inhérents à la domination de l'anglais dans la noosphère. Bien qu'ils ne soient pas réductibles à des questions de sémiotique, les thèmes monétaires contiennent des aspects directement liés à l'information. Les échanges ne sont pas seulement une question d'utilisation de signes ; ils le sont aussi irrévocablement.
L'humanité aurait pu évoluer linguistiquement de diverses manières. Seuls les efforts délibérés, après la Seconde Guerre mondiale, visant à la formation d’une forme simplifiée de l’anglais ont permis la domination mondiale de cette langue, qui est devenue au cours des dernières décennies la véritable lingua franca de l’espèce humaine. Même avec la domination économique des États-Unis dans la période d’après-guerre immédiate et l’empire britannique toujours debout, il n’était en aucun cas "écrit dans les étoiles" que l’évolution linguistique deviendrait ce qu’elle est réellement. Il a fallu ajouter à cela la concurrence avec l’Union soviétique, ainsi que la grande vague de décolonisation, pour que le conflit géopolitique devienne aussi, de manière cruciale, une guerre culturelle, une dispute pour les "cœurs et les esprits" de pratiquement tout le monde et partout ; et pour que l’anglais, en conséquence, "doive" se généraliser au fur et à mesure.
Du point de vue de l’administration du super-empire anglo-saxon, c’est-à-dire du conglomérat formé par le Royaume-Uni et les USA, ou plutôt ce que Niall Ferguson appelait "Colossus", il a toujours été un problème, par exemple, de savoir dans quelle mesure les autorités impériales devraient s’engager dans l’expansion du protestantisme vers le sud, dans les Amériques et au-delà. C’est la thèse de Ferguson : le soi-disant Colossus, tôt ou tard, devrait retrousser ses manches et assurer l’expansion vers le sud des croyances protestantes. Je dois dire que cette idée m’a semblé étrange et excessive lorsque je l’ai vue formulée pour la première fois, mais la vérité est que, compte tenu par exemple de l’expansion et de l’importance politique croissante de l’évangélisation politique au Brésil, je crois maintenant qu’il vaut mieux rester agnostique sur le sujet.
Parler anglais plus fort
Les aspects religieux, en tout cas, sont peut-être d’une importance relativement secondaire ; du moins, si on les compare aux aspects idiomatiques. L’Église catholique a d’ailleurs une longue tradition de compatibilité de son agenda avec la domination des puissances protestantes, comme le montre clairement l’alignement du Vatican sur le Troisième Reich, et après 1945 sur les États-Unis, malgré leur penchant WASP marqué. D’un autre côté, l’histoire des relations entre des puissances comme le Portugal et le Royaume-Uni, par exemple, illustre bien comment la puissance protestante supérieure peut parfaitement choisir de laisser les "indigènes" poursuivre leur tradition religieuse, à condition qu’ils restent conciliants sur les aspects vraiment pertinents : économiques et, surtout, militaires.
Cependant, si les aspects religieux semblent ainsi faire l’objet de doutes raisonnables, comme pour les questions linguistiques, l’attitude agressive de la puissance hégémonique nord-américaine est indéniable. L’hégémonie américaine est, au moins à cet égard, beaucoup plus exigeante en termes d’implication active et d’engagement effectif des "indigènes" que ne l’a jamais été la Grande-Bretagne. Bien plus que les Britanniques, les Nord-Américains ont essayé, depuis 1945 au moins, de "parler anglais plus fort" pour s’assurer que tout le monde les comprenait et pour garantir que les "autochtones" puissent aussi répondre. Ils ont, à cet égard, fondamentalement gagné.
L’utilisation de l’anglais comme lingua franca de l’humanité laisse cette langue, ou plus précisément ses locuteurs, dans une position évidente de "passagers clandestins", c’est-à-dire de bénéficiaires d’un accord de coopération qui contraint les autres coopérateurs à un coût, mais pas pour eux, qui sont pourtant les principaux bénéficiaires du processus, comme l’a justement noté Philippe Van Parijs. Le problème est que ce compromis, dont les anglophones bénéficient sans en supporter le moindre coût, signifie aussi un gain très important pour tous les autres. L’alternative est, comme on peut facilement le constater, par exemple lors des sommets des BRICS, un recours extrêmement lourd à des services de traduction permanents et omniprésents, qui ne sont tous que bilatéraux ; et finit inévitablement par endommager et (à un degré plus ou moins grand) trahir et appauvrir le contenu des idées mêmes transmises. On peut dire que c’est une parfaite illustration du "problème de Babel".
De même, dans l’Union européenne, toutes les langues des États membres sont aussi formellement des langues officielles, mais qui se soucie, par exemple, des traductions de l’irlandais vers l’estonien, ou vice versa ? La vérité est que, bien que de manière officieuse, et même avec le Brexit, L’anglais est déjà la langue de l’UE. Et cela, il faut le noter, malgré le poids des allemands et des français, tous deux en mesure de disputer la position dominante, ou du moins de la diviser, l’UE tendant ainsi potentiellement à devenir idiomatiquement de facto franco-allemande. Mais il ne devait évidemment pas en être ainsi. La lingua franca a fini par être, sans équivoque, la lingua angla.
Fallait-il qu’il en soit ainsi ? J’ai quelques doutes. Sur certains aspects, notamment académiques, la langue transeuropéenne de communication aurait pu devenir, par exemple, le latin sans déclinaisons, créé au tournant des XIXe et XXe siècles par Giuseppe Peano. Mais la nouvelle langue proposée par le clerc piémontais a toujours été concurrencée à la fois par le latin proprement dit, qui jusqu’au début du XXe siècle est resté dans de nombreux pays une langue obligatoire des thèses de doctorat, et par le français, avec une position très enviable jusqu’à bien plus tard, notamment via la diplomatie.
Les mauvaises relations qui régnaient généralement entre l’Italie et la France ont sans doute joué un rôle dans cette histoire. En tout cas, la vérité est que le latin sans déclinaisons fut un échec complet. Et pourtant, il est facile d’imaginer que, s’il y avait eu un pouvoir politique déterminé à le promouvoir, et soutenu d’un autre côté à la fois par le prestige résiduel du latin et par la plus grande proximité linguistique avec une bonne partie des peuples d’Europe, la langue de Peano aurait pu occuper une position académique que même l’anglais, encore aujourd’hui, ne pourrait contester.
Le bilan de cet échec soulève quelques questions. Une lingua franca purement érudite est-elle viable, sans la transposer à d’autres niveaux, notamment celui des transactions économiques ? Ou bien la langue commune des universitaires doit-elle être, dans des sociétés à l’inclination démocratique incontrôlable, un simple reflet de celle qui prédomine dans l’économie ? Quant à la traduction de tout cela en phénomènes monétaires, si cela est légitime : l’humanité bénéficie certainement, dans une certaine mesure, de l’existence d’un langage monétaire commun, tel que celui exprimé par le dollar américain.
Mais cela seul donne aux États-Unis un avantage considérable sur tous les autres pays. Et si l’on peut soutenir que l’utilisation d’une monnaie soutenue politiquement, mais non soutenue par des métaux précieux, peut représenter une libération des transactions mondiales des vicissitudes techniques potentiellement associées à l’obtention de tout métal, d’un autre côté, les avantages d’une telle libération tendent à être nettement asymétriques, en faveur, bien sûr, des États-Unis.
De là à ce "privilège exorbitant", comme l’a qualifié une autre personnalité francophone, beaucoup plus célèbre que Van Parijs, il n’y a probablement qu’un pas très loin. La fin de la convertibilité du dollar en or a laissé la monnaie américaine dans la position de ce que Karl Marx appelait la "forme équivalente", c’est-à-dire l’incarnation immédiate de la valeur, tandis que toutes les autres monnaies ont été reléguées à la position subordonnée de "forme relative" : leur valeur doit nécessairement être reconnue à travers leur transmutation en elle. Mais, comme si tout cela ne suffisait pas, il y a eu aussi (la cerise sur le gâteau des abus) les tendances à l’armement direct du dollar, avec la prolifération des soi-disant "sanctions", c’est-à-dire les abus permanents de sa position dominante par les États-Unis, visant violemment et grossièrement à "maintenir dans le droit chemin" tous ceux qui osaient d’une manière ou d’une autre défier sa domination.
L’espéranto et d’autres grandes attentes
En ce qui concerne les sujets linguistiques, il faut également mentionner l’espéranto. Apparu au début du XXe siècle, il s’est souvent rapproché de la soi-disant "théosophie" et d’idées telles que le végétarisme, la non-violence érigée en méthode supposée d’action politique, et se référant directement à des noms très célèbres, Tolstoï et Gandhi avant tout, et se référant aussi secondairement, beaucoup plus proche de nous et en version "low culture", au mouvement hippie et au flower power, à John Lennon avec son célèbre "et le monde sera un". Généralement, il faisait appel à un projet de pan-humanisme transformé en une religiosité purgée des particularismes, mais qui savait conserver l’élément irréductiblement religieux de l’expérience humaine, c’est-à-dire prendre l’homo sapiens comme homo religiosus. Dans ce contexte, il était aussi, bien sûr, un soutien à l’idéal de paix universelle.
Tout cela, comme on le sait, a connu de nombreuses dérives et a subi des exploitations immensément abusives, certaines d’entre elles véritablement abominables. Mais il faut reconnaître qu’une langue totalement artificielle créée de toutes pièces, comme l’espéranto, était peut-être vouée à l’échec dès le départ. De même, la religiosité purement panhumaine, à la manière de la "théophilanthropie" ou de la "religion de l’humanité" d’Auguste Comte, n’a jamais été qu’un faux départ. Et oui, pour le résumer, même des projets plus récents ont fini par couler largement aussi dans les eaux du "mondialisme" politique actuel ; en fait, la défense du "spectre complet de la religion"
Il est tout à fait naturel et salutaire qu’existe une réaction au projet de "domination à spectre complet" des États-Unis, qui ne constitue pas en réalité une idéologie universaliste, mais seulement un ensemble de particularismes des États-Unis. Cet aspect doit être souligné, car très souvent, même les opposants à la "domination à spectre complet" la qualifient candidement de mondialisme ou d’universalisme, alors qu’en réalité une telle idée est tout le contraire. Au contraire, il s’agit de libérer l’humanité entière non seulement de la domination américaine, mais surtout du charabia correspondant, c’est-à-dire du groupe corrélatif de superstitions : politiques et autres.
Les États-Unis sont déjà aujourd’hui, et comme l’illustre pleinement leur rituel cyclique (ou forme très élémentaire de vie religieuse) qu’ils appellent "élections", une société incapable de transmettre au reste du monde des éléments intellectuels ou moraux véritablement intéressants. Au lieu de cela, ils ne semblent capables que d’exporter ou d’inspirer un culte de la violence, la domination des pulsions primaires, la grossièreté et des querelles abyssales et idiotes, comme celle associée à la prétendue guerre culturelle des idées "woke" et "anti-woke". Quarante-cinq ans plus tard, c’est comme si nous étions tous restés figés dans ce que Monty Python évoquait déjà en 1979 (l’année de l’élection de Thatcher) à travers une simple tirade humoristique. Mais depuis lors, l’Occident a perdu tout son sens de l’humour ; et il a manifestement reculé en intelligence et en discernement. L’humanité mérite, en bref, de meilleures perspectives intellectuelles et morales que celles représentées par ce désert.
Les BRICS sont peut-être la meilleure expression de cette réaction mondiale à la tentative de soumettre l’humanité à la domination matérielle américaine et à l’hégémonie mondiale des rituels tribaux américains. Ils contiennent indéniablement beaucoup plus d’éléments créatifs que destructeurs. On peut dire que, malgré leur reconnaissance emphatique de la diversité et des particularismes, réside (contradictoirement, mais complémentairement) le trait le plus authentiquement universaliste de l’histoire mondiale de ces dernières décennies.
Il est cependant impossible d’observer cette lente émergence sans ressentir l’urgence de se demander : et alors, quoi ? Au lieu d’une unité de compte commune, par exemple… seulement la promotion des relations commerciales bilatérales ? Une monnaie adossée aux métaux ou à d’autres matières premières, ou simplement un agrégat des monnaies nationales existantes ? Peut-être une monnaie commune, comme l’a écrit Jacques Sapir à propos de l’ancien ECU européen, par opposition à la monnaie unique, ou monnaie unique ?
Tout cela laisse évidemment beaucoup de questions ouvertes. Par exemple, une unité de compte alternative au dollar américain sera une entité qui ne sera adossée à aucune puissance souveraine. Pour ne pas reproduire, à plus grande échelle, l’aberration superlative qu’est aujourd’hui l’euro, il doit toujours veiller à être "commun", certes, mais sans prétendre être "unique" ; être suffisamment mercuriel, savoir toujours se retirer à temps, mais aussi réapparaître quand il est vraiment nécessaire de construire des ponts ; être suffisamment indépendant des technicités potentiellement associées à la production de tout matériau physique, mais s'abstenir d'utilisations abusives, à savoir celles que seule la souveraineté autorise et auxquelles seules les puissances souveraines peuvent recourir.
Qu'en est-il des aspects idiomatiques ? La diversité linguistique de l'espèce humaine est, bien sûr, un trésor inestimable. Mais les besoins de communication universelle ne disparaissent malheureusement pas en vertu de cette reconnaissance. Est-ce une consolation de penser que l'anglais peut aussi être utilisé pour combattre l'hégémonie américaine (comme c'est, par exemple, mon intention en écrivant ce texte) ? Peut-être cette vérification peut-elle aider à comprendre ce qui nous attend. L'anglais comme langue commune, bien que non la seule langue ? Le triomphe de l'anglais à ce titre, voire comme arme indispensable à la construction d'une grande coalition anti-hégémonique ? Est-ce l'une des nombreuses ironies de l'histoire universelle qui se dessinent dans les décennies à venir ? Je crois qu’il est important de considérer au moins cette éventualité, avec tous les problèmes qui peuvent y être associés, mais aussi avec toutes les potentialités correspondantes.
João Carlos Graça est professeur de sociologie à l'ISEG, Université de Lisbonne.